Souvent, je me couche tard, alors c’est au beau milieu de la nuit dernière que j’avais vu la nouvelle atterrir dans ma boîte de réception avec le courriel quotidien du Devoir: Bertrand Cantat sera sur la scène du TNM, l’année prochaine, en tant que musicien. Contexte: une trilogie de tragédies de Sophocle (autour de personnages tragiques féminins, rien de moins), mise en scène par Wajdi Mouawad.
Je suis allé me coucher avec des sentiments très ambigus sur la chose. Comme pour tout ce qui entoure Bertrand Cantat depuis 2003.
L’écheveau
Je n’y avais pas repensé de la journée, trop occupé à rattraper des retards, jusqu’à ce que je tombe, en début de soirée, en passant par Twitter, sur un échange entre Véronique Robert, Nadia Seraiocco et Simon Jodoin sur Twitter. Un échange nuancé et intelligent où Véronique Robert, avocate de la défense, rappelait la gravité du geste de Cantat, en se demandant si on lui pardonnait plus facilement, parce qu’il est artiste, qu’on le fait quand il s’agit d’un des gars ordinaires qu’elle représente en cour.
À quatre, on s’est posé des questions sur la nature du geste de Wajdi Mouawad- politique ou artistique, provocation ou réhabilitation – et sur la nature du pardon dans notre société. On n’a rien réglé, je crois qu’on a surtout soupesé de l’ambiguité: on a cerné des aspects du problème mais on n’a pas démêlé l’écheveau de tout ça.
Essayez si ça vous chante, mais moi, en tout cas, je n’y arrive pas. Je crois que dans la vraie vie, les écheveaux ne se démêlent pas vraiment: le bon et le moins bon, ça vient ensemble.
Par bribes de 140 caractères, on a parlé de tragédie grecque, aussi, pas juste à cause de Sophocle, mais aussi parce qu’un gars comme Cantat – que son parcours d’artiste avait fait percevoir comme un “juste”, presque un redresseur de torts – le voir devenir meurtrier, puis le voir vivre le suicide de la mère de ses enfants, l’année dernière, ça tient pas mal de la tragédie grecque.
Est-ce que c’était à ça que songeait Wajdi, cet être «excessif et en même temps très juste», comme je le désignais dans le premier vrai billet de ce blogue, en invitant Cantat à venir jouer sur scène dans sa pièce? Est-il à la recherche d’une vraie, d’une profonde catharsis?
Peut-être bien. J’en sais rien. Je suis pas dans sa tête. Mais je me doute bien qu’il n’a pas faire ça juste pour faire son cute.
Vous avez vu Incendies? Vous savez, ce film que tout le monde louait pour sa puissance terrible – une puissance alimentée, pour le meilleur et pour le pire, par des mécanismes de tragédie grecque: le meurtre, la vengeance, l’inceste… Vous me direz ce vous en pensez, mais personnellement, je crois reconnaître le même homme dans les deux gestes.
À l’envers
Pendant qu’on échangeait sur Twitter (avec Marie-France Bazzo, on a aussi évoqué le rapport entre l’art et la vie, on a parlé de Céline – l’auteur, pas la chanteuse), j’ai ressorti un papier que je garde sur mon bureau depuis huit ans, où j’ai griffonné à la course, quand je les avait entendus au Téléjournal, les mots de Vincent Trintignant saluant sa soeur Marie à ses funérailles:
«Dans ta boîte blanche, c’est pas vraiment toi, puisque tu es dans mon coeur et qu’on peut pas être partout à la fois.»
Ça m’avait viré à l’envers à l’époque, ça m’avait fait pratiquement le même effet quand j’ai retrouvé le papier en question il y a deux ou trois jours – juste à temps pour ce coup de théâtre. Et en le relisant ce soir, ça me disait encore une fois à quel point toute cette histoire est douloureuse, de tant de façons.
J’ai aussi fouillé dans les interwebs pour réécouter quelques chansons de Noir Désir, pour me refaire une idée, pour voir où en était mon malaise – un malaise apparenté, je crois, à celui qui a mené le guitariste Serge Tessot-Gay à quitter le groupe en évoquant notamment «un sentiment d’indécence qui caractérise la situation du groupe depuis plusieurs années».
Noir Désir s’est sabordé – avec raison, puisque ce qui est arrivé en 2003 a pourri pour de bon tout ce qu’aurait pu faire le groupe. C’était normal qu’ils essaient de s’y remettre, c’est un groupe qui faisait les choses avec sérieux, qui avait touché tant de gens profondément, sur vingt bonnes années de carrière active et significative, mais c’était aussi normal et inévitable que ça ne marche pas.
À l’écoute, je l’ai constaté, le malaise n’est pas passé. J’ai toujours du mal à entendre des chansons de Noir Désir, même reprises par d’autres. Je ne suis pas le seul dans mon cas, loin de là. L’ambiguité du sentiment éprouvé s’est même peut-être renforcée en faisant le contraste, une fois de plus, entre la beauté de chansons comme Le vent l’emportera, À ton étoile où À l’envers, à l’endroit et la violence pure du geste commis par Cantat.
On dirait qu’il est temps pour nous d’envisager un autre cycle
On peut caresser des idéaux sans s’éloigner d’en bas
On peut toujours rêver de s’en aller mais sans bouger de là
Alors voilà. Depuis 24 heures, on aura pensé au deuil, à la mort et à la vie éternelle, aux crimes, aux châtiments et au pardon, à l’artistique et au politique, à la tragédie grecque et à la chanson. Et Cantat n’est même pas monté sur scène, n’a pas joué une note, Wajdi n’a pas dit un mot non plus.
Très fort Wajdi, très fort. Pas facile, peut-être pas très correct, mais vraiment pas inutile.
6 Comments
Si un joueur du Canadien assassinait sa femme en lui défonçant le crane et revenait jouer quatre ans plus tard, pas sûr que les chroniqueurs artistiques auraient la même sensibilité.
Peut-être bien, Simon. Mais la question pour moi, c’est que s’il y a repentir, il devrait y avoir pardon. Plus de pardon pour tous, pas moins, pour ceux qui ont payé leur dette – et pas juste au sens juridique.
Il me semble que si j’avais commis un acte pareil, j’aurais eu envie de passer à autre chose, en privé. J’aurais du mal à me pardonner, et je ne crois pas qu’on puisse mériter une vitrine pareille, même après huit ans. Question : c’est quoi la réhabilitation? Un terme technico-juridique? Ou la réinsertion dans le vrai monde? Un monde qui avec raison va avoir du mal à oublier…
Le “vrai monde” de Cantat, c’est la scène et la musique. Est-on prêt, en tant que société, à accepter que quelqu’un puisse revenir en société après avoir purgé une peine décidée par un tribunal?
Réponse à Julien
Est-on prêt, à accepter que quelqu’un puisse revenir en Société après avoir purgé une peine décidée par un Tribunal ?
Si la peine décidée par le Tribunal a été purgée, je dis oui et encore oui. Car on ne peut pas remettre en doute indéfiniment le jugement de Cantat (et pour quelles raisons ?). Cantat n’est pas non plus dangereux pour la Société !
Si on remet toujours en doute le jugement, les raisons deviendront de plus en plus obscures.
C’est déjà immensément philosophique comme débat alors, on se doit d’accepter, en tant que bons citoyens, les jugements rendus par la Justice.
Laissons à Cantat “son vrai monde”, laissons-lui sa musique pour vivre et survivre malgré tout, malgré la souffrance qu’il portera jusqu’à la fin de ses jours.
Je suis le fils d’une femme battue, alors juste d’entendre de la compassion au sujet de son retour sur scène m’assassine;(
Et on en ostracise qui ne le mérite même pas, et pour bien moins que ça!!
Je revois que ma mère à terre en pleure…Haaaarghh!
4 Trackbacks
[…] […]
[…] Chez Rémy » À l’envers, à l’endroit: quelques mots sur Wajdi Mouawad et Bertrand Cantat […]
[…] […]
[…] purgé sa peine d’emprisonnement, fait débat dans notre actualité artistique […] » Chez Rémy » À l’envers, à l’endroit: quelques mots sur Wajdi Mouawad et Bertrand Cantat « Souvent, je me couche tard, alors c’est au beau milieu de la nuit dernière que […]